
Organisé par l’Université de Paris 8 en juin 2019, le colloque "Viande(s) Stéréotypies sémiotiques et inquiétudes culturelles" a donné lieu à une réflexion collective d’ordre sémiotique sur un objet en crise aujourd’hui dans nos sociétés : la viande. A partir de l’exploration des différents champs socioculturels où la viande prend place, il s’agissait d’étudier la manière dont le langage et les discours font corps avec la viande. Dans la discussion faisant suite à la communication de Loredana Trovato intitulée "Viande(s) ennemie(s) dans les journaux de tranchées de la Première guerre mondiale", une interrogation a émergé : comment la viande a-t-elle pu survivre à un tel carnage, celui de la guerre 14-18 ? Période où ont été diffusées des appellations dysphoriques : les unes désignant la boucherie de la guerre, la viande humaine comme chair à canon, les autres indiquant la piètre qualité des viandes telles viande de singe, viande d’autobus (à consistance de pneu d’autobus). Autre temps, autre vision : un siècle plus tard, la boucherie et l’abattoir sont mis en scène dans les documentaires et les fictions audiovisuelles en tant que lieu de sévices pratiqués sur l’animal, ou encore en tant que lieu de crimes ou de délits, là où se noue l’intrigue - on peut citer par exemple les films Delicatessen, Sherlock Holmes, mais il existe également de nombreuses séries dans ce cas. Avec les affaires médiatiques d’ordres sanitaire et commercial touchant les animaux et les aliments carnés, les viandes sont prises dans une logique de contamination discursive et psychologique. La langue et les discours sont largement impliqués dans ce phénomène. Enfin lors de la pandémie du coronavirus encore en cours, la viande figure au banc des accusés : à sa charge, la commercialisation et la consommation d’animaux sauvages désignées comme étant à l’origine de la pandémie asiatique, les viandes étant par ailleurs impliquées dans l’épuisement des ressources planétaires et les pathologies alimentaires. En mai 2020, à l’occasion du déconfinement, plusieurs abattoirs en France et en Europe sont pointés dans les médias comme foyers de propagation du virus. Ces annonces en Une des journaux ternissent un peu plus l’image des métiers de la viande et des personnes qui y travaillent. Autre indice, avec la question d’une auditrice au journal de 13h de France 2 : "Mon boucher refuse de porter un masque. Quelles sont ses obligations ? Y a-t-il un contrôle ?". Pourquoi désigner le boucher et non le commerçant de façon plus globale ? Car d’autres commerçants ont été dans le cas de ce boucher : boulanger, primeur, superette, etc. La stigmatisation des métiers de la viande ne faiblit pas avec la crise sanitaire.
Face aux menaces plurielles écologique, sanitaire et économique, on peut se demander de nouveau comment la viande surmontera les obstacles qui se dressent sur son chemin. Dans ce premier article, nous proposons un regard croisé sur le parcours de la viande, du mot et du mets qu’il désigne : après un rappel de l’étymologie et des synonymes du terme viande à partir de l’examen du dictionnaire (partie I), des rapprochements entre les deux univers linguistique et alimentaire seront opérés par analogie et métaphore (partie II), avant de terminer par l’examen des tendances à l’œuvre dans les discours médiatiques (partie III).
D’un point de vue scientifique, il s’agit de tracer une continuité avec nos travaux interdisciplinaires au sein de l'équipe universitaire de Paris Descartes sur les imaginaires linguistique et culturel des aliments carnés en lien avec leurs systèmes de production et de consommation (Alessandrin, 2010) et avec le concept d’humanimalité (Brunetière, 2017). Au centre de notre propos, la viande rouge. Car, malgré la décroissance avérée de sa consommation en France et en Europe depuis plusieurs décennies déjà, elle demeure l’instance symbolique à partir de laquelle s’organise le débat médiatique et prennent sens les différentes tendances alimentaires qu’il s’agisse du mouvement vegan, prônant l’interdiction des matières d’origine animale, ou de celui flexitarien, caractérisé par la restriction des aliments d’origine animale.
En première approche, le dictionnaire fournit pour le mot viande deux acceptions principales : a) un aliment dont se nourrit l'homme ; b) la chair comestible d'un animal, de façon péjorative "la chair humaine", et par métonymie, le corps humain, l’individu, la personne. Se dessine ici une triade lexicale composée des pôles aliment/chair/animal. Chaque côté du triangle est sous-tendu par une notion commune. Au regard de leur étymologie, c’est le "principe de vie, de l’âme", intime ou spirituel, qui rassemble l’axe animal-aliment. Les termes viande, aliment, animal, sont apparus dans la langue française entre les Xe et XIVe siècles ainsi que tout un pan du vocabulaire vital nourricier (vie, vivre, manger, vivres, vital). Aliment, attesté en français à partir du XIIe siècle, est passé de son sens latin de "ce qui entretient une idée, une opinion, un sentiment" à "ce qui nourrit le corps". Le couple animal-chair renvoie à la corporalité animale. Le terme chair dont l’origine issue du latin classique caro, s’oppose à animus, "principe de l’âme" laisse entendre la coupure fatale. Il évoque la mort, celle de l’animal et de la viande humaine, chair à canon des boucheries que furent les guerres du XXe siècle. La viande, étymologiquement venue du bas-latin vivanda qui indique globalement "ce qui sert à la vie", dans un processus d’euphémisation vient adoucir la vision de la mort, du sang et du cœur de l’animal qui résonnent dans chair. Sur le segment allant de la chair à l’aliment, se situe ce qui est de l’ordre du comestible. En poussant davantage l’investigation, la cartographie proposée par le CNRTL donne à voir le réseau proxémique formé par les principaux synonymes du mot viande et leurs voisins sémantiques (Figure 1 : l’univers sémantique du terme viande). Elle permet de visualiser les glissements possibles avec leurs effets de sens.
Ces transferts s’effectuent selon les cinq voies suivantes : la viande-carne (charogne, vache, cheval, bête…) ; la viande-chair (bidoche, bifteck, barbaque, peau, cuir, venaison, gibier) ; la viande-carnage (tuerie, boucherie, extermination…) ; la viande-nourriture (aliment, mangeaille) ; la viande-charcuterie (confit, conserve, salaison, …). Plusieurs termes sont dysphoriques et désignent la mauvaise qualité (viande de singe, corned-beef, semelle, carne, barbaque). D’autres, vieillis ou peu usités, renvoient à l’origine américaine des viandes tels que pemmican, viande séchée, et boucan, gril de bois et par extension viande fumée au gril. La provenance anglo-saxonne s’entend dans bifteck et corned-beef. Se donnent à voir également les collusions lexicales soit par homonymie chair/chère/cher, soir par métonymie boucan/bouc/bruit qui ont coloré l’histoire de la viande et son vocabulaire, la faisant osciller entre un mets précieux, chéri, choyé comme un enfant et, à l’inverse, un mets de piètre qualité, lorsqu’après altération, la viande devient avariée : un mets gâté en somme, eu égard aux deux significations du terme. La viande, ce met si cher est aussi source de gâchis, jetée avant même de ne plus être consommable ou faisant l’objet d’un trafic commercial sinon avéré du moins fantasmé, et parfois révélé (vache folle, lasagnes à la viande de cheval).
Figure 1 : L’univers sémantique du terme viande
Source : d’après CNRTL en ligne : https://www.cnrtl.fr/proxemie/viande
II. ITINERAIRE DES METS ET DES MOTS : DEUX RAPPROCHEMENTS ENTRE LE LANGAGE ET L’ALIMENT VIANDE
1. Un aliment lié au langage
Au sein du réseau synonymique précédemment décrit, plusieurs termes évoquent la cuisine et la cuisson des viandes. La diversité des préparations carnées est intimement associée à l’histoire de la cuisine et à l’évolution de l’humanité. La cuisine des viandes a été modélisée sous la forme d’un triangle par l’anthropologue Claude Lévi-Strauss (1965) articulant les catégories universelles cru/cuit/pourri et les préparations y afférentes grillé/séché/bouilli sous l’action plus ou moins intense des trois éléments le feu, l’air et l’eau. Le rôti grillé par la seule chaleur s’oppose d’un côté au séché/fumé par l’action de l’air, et de l’autre au bouilli, par la présence d’eau lors de la préparation. Pour établir ce système culinaire, l’anthropologue s’est inspiré des modèles linguistiques du "triangle vocalique" et du "triangle consonantique", opposant les sons graves/aigus et compacts/diffus. Par cette transposition, il établit un langage culinaire. Au-delà de ces trois catégories universelles, la cuisine des viandes offre une palette d’usages : poêlée avec ajout de matière grasse, cuite à l’étouffée, fumée, salée, séchée, marinée, etc. Ainsi, le triangle culinaire peut être étendu sous la forme d’un tétraèdre où sont articulées ces différentes modalités de cuisson/préparation des viandes (Figure 2 : Le système culinaire des viandes. Source : D’onnofrio S., 2004 d’après Lévi-Strauss C., 1965). Grâce à ce procédé analogique, un premier rapprochement est opéré entre les pratiques langagières et celles alimentaires de préparation des viandes.
2. Métaphores corporelles entre l’animal et l’homme
L’étymologie d’aliment rappelle que la nourriture était avant tout d’ordre spirituel ; elle marque le lien ancien entre la pensée, l’incorporation de l’idée et l’alimentation de l’esprit. Le langage procède lui aussi par incorporation de "traits culturels", de signifiants s’associant à du sens, du signifié. Puis, avec le temps, l’aliment est passé de ce qui nourrit l’esprit à ce qui nourrit le corps. La métaphore en tant qu’image inconsciente du corps ouvre de nouveaux horizons sémantiques, un nouvel imaginaire. Selon cette logique, plusieurs rapprochements entre la gastronomie et le langage, la cuisine des viandes et celle des mots, ont opéré par analogie et par métaphore. Pour Lévi-Strauss, la digestion constitue une forme préculturelle de pensée : d’ailleurs, n’appelle-t-on pas aussi le microbiote intestinal, le "deuxième cerveau" ? Autre exemple avec le dicton persan : "La parole est la rumination de l’homme, s’il ne parle pas, il se morfond". A l’instar de l’opération se déroulant dans le rumen des herbivores, l’activité de parole s’inscrit dans une corporalité animale. En physiologie animale, la rumination désigne le processus interne à l’animal de transformation des aliments, herbes et fourrages notamment, en nutriments qui peuvent, le cas échéant, être utilisés pour la synthèse de fibres musculaires ou de lait par exemple. D’un point de vue physiologique, nous, les humains, n’avons pas la capacité de rumination malgré la présence d’un microbiote et d’une étape de digestion des aliments. La métaphore permet de franchir la barrière de l’espèce en passant du corps de l’animal à l’esprit humain : la rumination devient, au sens figuré, pensée, réflexion, voire méditation. Dans cette optique, elle désigne une "pensée approfondie portant sur un sujet particulier" ou encore une "action de revenir sans cesse en esprit sur le même sujet" ; elle s’oppose au "prêt-à-penser" car, donner du sens nécessite plusieurs tours de piste cérébrale. Par analogie, le morceau de viande, de par la mastication qu’il nécessite, s’oppose au "prêt-à-manger" et au "prêt-à-avaler". En tant que ruminant, le bovin est le sujet d’un monde où prédomine la rumination. Dans leur panse, les vaches "pensent" avec l’herbe qu’elles ruminent. Dans leur cerveau, les humains pensent avec les idées qu’ils "ruminent". Eu égard à cette phase de rumination, les viandes issues d’animaux ruminants n’ont pas la même valeur sur les plans nutritionnel et symbolique dans le régime alimentaire de l’humain que les autres viandes de porc ou de volaille notamment, et à fortiori que d’autres sources d’aliments. Dans la chaine de production des viandes, cette opération propre à l’animal qui confère aux viandes ses atouts nutritionnels et symboliques est sous la surveillance et la compétence de l’éleveur, de la naissance à l’engraissement. L’ensemble constitue la première phase d’élevage qui se tient dans une ferme.
Figure 2 : Le système culinaire des viandes.
Source : D’onnofrio S. (2004) d’après Lévi-Strauss C. (1965)
3. Un aliment lié à la maturation
La seconde phase, allant du muscle à la viande, se déroule dans un autre contexte, à l’usine ou dans l’atelier de transformation après l’abattage. En amont de la préparation culinaire et en aval de l’élevage, il existe une phase moins connue du public où l’air, l’eau et le froid jouent un rôle crucial. Cette transformation passe par les étapes de ressuage et de maturation des viandes après abattage. A l’instar du vin qui provient de la plante, la viande est issue de l’animal. Tout comme le raisin n’est pas vin, le muscle n’est pas viande : le tissu musculaire subit un ensemble de transformations biochimiques internes pour devenir viande qui font l’objet d’incessantes recherches (Ouali et al., 2006) : l’acidification et l’attendrissement par le travail des enzymes redonnent de la souplesse, de la tendreté à la viande, lui confèrent sa succulence et assurent le développement des arômes.
Le processus de transformation des viandes est comparable à la panification du pain comme l’indique le vocabulaire commun à tous ces processus : fermentation, acidification, ressuage, état rassis…. Cette phase d’élaboration des viandes est moins connue que le vieillissement du vin ou que l’affinage des fromages, en raison de l’occultation de la mise à la mort de l’animal et avec elle de toute la chaîne aval d’élaboration des viandes. Tant qu’elle n’a pas atteint le stade avarié, du pourri, la viande est bonne à manger. A l’instar des vins et des fromages, la plupart des morceaux demandent repos et maturation après l’abattage. Eu égard au légume qui perd ses vitamines au fil du temps, la fraicheur n’est pas systématiquement, comme le pensent les consommateurs, un gage de qualité pour la viande. Au demeurant, la notion de fraîcheur est polysémique, indiquant une proximité d’ordres spatial et temporel, elle a aussi partie liée avec la température. De ce point de vue, le respect de la chaîne du froid est essentiel dans la maturation et la conservation des viandes (Culioli, 1999).
Depuis quelques années, avec la nécessité de trouver de nouvelles valorisations, les filières s’intéressent de nouveau au processus de maturation en proposant des morceaux choisis maturés. Ainsi, des recherches sont menées sur les effets de la maturation selon la qualité des carcasses, le type de morceaux et leur possibilité de valorisation, le mode de conditionnement : maturation sur os, sous vide, etc. Cette étape est expérimentée et remise à l’honneur comme le montre la récente publicité pour Les viandes de bœuf label Rouge : "Respecter la viande, lui donner le temps de maturer et le plaisir est là" (Figure 3 : visuel publicitaire Les viandes de bœuf label Rouge). A la période longue de l’élevage, correspond le temps de la maturation, puis celui de la préparation culinaire avec ses différentes modalités de cuisson et enfin, le temps de la dégustation et de la mastication. Dans cette logique temporelle longue, s’inscrivent quelques productions sanctuarisées où la lenteur prime incluant des modes d’alimentation et d’élevage spécifiques ainsi que des rituels de préparation et de consommation des viandes. Pour illustration, l’initiation à la dégustation figure au centre de la campagne d’Interbev "Les viandes racées. Initiez-vous aux plaisirs racés" (la Viande), couplant ainsi les races à viande avec le rassissement des viandes (Figure 4 : visuel publicitaire "les viandes racées", la Viande de bœuf). Image où le rituel d’initiation avec sa part de mystère se combine à l’imaginaire pastoral qui imprègne la scène.
Figure 3 : visuel publicitaire Les viandes de bœuf label Rouge
Figure 4 : visuel publicitaire "les viandes racées", la Viande de bœuf
4. Une dimension corporelle en voie d’effacement
Mais, il faut bien le dire, la logique du temps long (maturation, mastication) n’est pas prédominante dans les filières viandes. En France, si les rituels se sont maintenus en sélection et en élevage avec les concours d’animaux reproducteurs, ils ressortissent davantage au folklore du côté de la boucherie et de la consommation. A l’opposé, dans le cas du steak haché, la chaine temporelle est écourtée de façon significative car sa production ne requiert ni maturation, ni cuisson longue, sans parler de la mastication quasi-inexistante : il s’agit d’un aliment prêt-à-avaler. C’est ce produit haché, facile à reproduire à partir d’ingrédients autres, d’origine animale ou plus récemment végétale, qui est l’objet d’imitation et d’innovation (haché végétal, burger végétal…) par les fabricants de produits alternatifs (Beyond meat, Les nouveaux fermiers, Green cuisine…).
La dégustation des viandes avec ses différentes étapes, de la salivation déclenchée par la vue et l’odeur de la cuisson à la longueur en bouche après mastication, peut donner, pour celui qui aime la viande et pour peu qu’elle soit produite avec soin, une sensation inimitable d’intense profondeur, reflétant, d’une part, la lente transformation des substances végétales en chair animale au cours de l’élevage et, d’autre part, leur lente révélation, durant le processus aval de transformation de la chair en viande. D’après le lexique sensoriel, le couple souplesse/rigidité témoigne de la vie/mort de l’animal et de la viande : le passage de vie à trépas est opéré, dès lors que les muscles souples de l’animal vivant deviennent rigides à l’état de rigor mortis (rigidité cadavérique) ; puis, telle une régénération ou une révolution (dans le sens re-évolution), la phase de maturation redonne de la souplesse aux muscles pour donner naissance à la viande, aliment vital. Ainsi, la profondeur organoleptique des viandes est inscrite dans la chair de l’animal dont elle est issue tout comme, pourrions-nous dire en poursuivant l’analogie entre le langage et la rumination, la "chair des mots", leur "intense profondeur" s’imprime dans la corporalité du locuteur qui les produit (Kristeva, 2012). Que devient la profondeur de cette chair dès lors qu’il s’agit de viande reconstituée à partir d’ingrédients animaux, végétaux voire d’amas cellulaires ?
Car il est vrai qu’avec la viande cellulaire, un amas cellulaire élaboré à partir de cellules souches d’origine animale dans un bioréacteur, un digesteur artificiel (Chriki et Hocquette, 2020), la dimension corporelle caractéristique de l’aliment viande n’existe plus. La chaîne longue de production des viandes est réduite à une unique phase en laboratoire industriel. La biologie synthétique a supplanté l’élevage de l’animal, l’abattoir et l’usine de transformation des viandes, chaîne perçue comme trop polluante par ses déchets, sa consommation d’eau et d’énergie, ses émissions de gaz à effet de serre et culpabilisante par la mise à mort de l’animal. Exit la biologie, place aux biotechnologies. Le microcosme de la Greentech est ainsi composé de startups agiles qui se financent grâce à des levées de fond conséquentes (Porcher, 2019). Les produits qui en découlent constituent des alternatives et/ou des compléments aux produits d’origine animale viande, lait, fromage, lesquels mettent en avant la pureté de leurs origines et leur propreté écologique à travers de nombreuses allégations (sans présence animale, sans antibiotiques, sans cholestérol, réduction des émissions de CO2…) alors que l’avantage en termes d’impact carbone de l’agriculture cellulaire ou d’empreinte environnementale n’a pas été démontré (Chriki et Hocquette, 2020). En outre, si la corporalité animale semble évacuée de la viande de culture, les cellules souches demeurent elles, d’origine animale. Sous couvert d’écologie et de bientraitance animale, une idéologie pointe, très technocentrée et d’ordre matérialiste où l’humain tente d’exercer, à l’échelle de plus en plus fine des cellules unitaires des organismes biologiques, sa domination sur le vivant (Wolff, 2017).
III. DEUX PROCESSUS A L’ŒUVRE DANS LES DISCOURS MEDIATIQUES : RATIONALISATION ET ECOLOGISATION DES VIANDES
Aujourd’hui, viande, animal et aliment se sont éloignés de leur étymologie d’ordres intime, vitale ou spirituelle initiales : "conséquence inhérente à l’évolution et aux usages de la langue elle-même, l’usage actuel promeut l’objectalisation" (Moglan, 2010). L’objectalisation indique qu’un processus de standardisation est en marche : en amont dès la conception génétique, l’animal est chosifié, sélectionné, génotypé, possiblement cloné, évalué selon sa conformation musculaire et son état d’engraissement, découpé en quartiers, puis en morceaux élaborés et conditionnés selon sa destination commerciale. Dans les visuels professionnels, l’animal est identifié d’après son génome et sa conformation, ses différentes parties sont cartographiées selon leurs usages culinaires. Le temps semble bien révolu, où l’on montrait, dans les discours publicitaires des années 1960, un animal fictif dessiné, doté de la parole, exposant ses meilleurs morceaux à déguster, visiblement heureux de sa destination finale dans l’assiette du mangeur. Même s’il se trouve encore des représentations d’animaux dans les brochures pour les viandes d’origine, les images euphoriques de l’animal anthropomorphisé concernent davantage les produits laitiers (La vache qui rit). Dans les années 2000-2010, depuis la crise de la vache folle et les affaires de contamination successives, une rhétorique dysphorique, source d’angoisse et de malaise, parfois régressive et guerrière, est à l’œuvre dans les visuels publicitaires. Dans la presse, la thématique de la folie diffuse le trouble dans l’imaginaire des viandes : soja fou, bouffe folle, saucisse folle, assiette folle, savants fous, presse folle sont quelques-uns parmi de nombreux items repérés indiquant qu’une contamination discursive est à l’œuvre (Moglan, 2010). Le bœuf tout particulièrement est stigmatisé : ainsi, dans le dossier "mangez sain" de la revue Science et Avenir (octobre 2009), il est coloré de rouge, contrairement au poulet et au cochon qui ont le droit, d’être greenwashés (peints en vert) pour la circonstance et mis au rang des stars que sont les fruits et légumes.
Dans le même temps, est observé, sur le plan publicitaire, un processus de verdissement des images de l’animal et de la viande dont témoigne, par exemple, l’affiche de couleur verte présentant la filière bouchère d’Intermarché où à cette occasion le logo de l’enseigne est repeint en vert (Figure 5). Citons également, la couleur verte prégnante dans plusieurs logos de marques et pas seulement celles en Agriculture Biologique : Viande Verte prairie, Vache verte.... La "végétalisation" d’ordre iconique vient renforcer celle euphémisante du vocabulaire, pointée par Noélie Vialles dès 1987 dans son exploration ethnologique des abattoirs des pays de l’Adour, lorsque que de la tuerie et du tueur, on est passé aux termes abattoir et abatteur, évoquant la figure du bûcheron plus que celle du boucher (Brunetière, 2019).
Figure 5 : Exemple de processus de verdissement des affiches de la filière viande
Ces deux tendances sont aussi à l’œuvre dans les pratiques de production elles-mêmes bien au-delà de la présentation des animaux et des produits carnés : l’une rationnelle d’objectalisation de l’animal et de l’aliment, l’autre émotionnelle d’écologisation et de végétalisation. Dans le cas de la formulation de produits, l’uniformisation poussée à son paroxysme réduit la diversité génétique des animaux et l’hétérogénéité de la matière première qui devient du minerai extractible et façonnable à l’envi grâce à des procédés physico-chimiques (INRAE, 2020). Au demeurant, le terme minerai supprime le caractère vivant de la viande en lui conférant les caractéristiques du minéral. Abattage, carcasse minerai, ce pan de vocabulaire d’ordre technique marque l’appartenance à une industrie lourde du passé, potentiellement grande utilisatrice d’eau et d’énergie fossile et génératrice de déchets. En contrepoint de cette industrie perçue comme vieillissante et polluante, une nouvelle génération de produits alternatifs à la viande, étiquetés "sans" (animal, gluten…) et/ou "Clean label" dont le mode de production se revendique écologique et éthique, fait son apparition dans les rayons (Les nouveaux fermiers).
CONCLUSION
Dans notre univers moderne, il n’est plus question de chair, ni d’animal, ni même d’aliment, mais de food. Venu d’Amérique du Nord, le concept diffuse via le langage global, le globish et le franglais, de l’univers hautement technologique de la start-up (foodtech, foodlab …). Une alimentation désanimalisée, sans corps ni chair, de plus en plus objectalisée. Les alternatives à la viande sont élaborées in vitro dans un déni du corps, de la chair, de l’être vivant dont elles sont issues et au final de l’humain qui les mange. La langue est le fil symbolique qui tranche dans le vivant et le découpe en unités signifiantes. La dérive lexico-sémantique mortifère dont la viande est l’objet par l’entremise des produits élaborés peut-être sera-t-elle enrayée pour un temps par des obstacles d’ordre réglementaire. Les initiatives des acteurs de filières en lien avec les consommateurs et les citoyens permettront-elles de faire face à cette évolution morbide ? Nous verrons ce qu’il en est dans un second article.
Références bibliographiques :
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